Sunday, June 27, 2010

Au Kirghizistan, un crime de masse à huis clos


Ce fut un massacre sans radios ni caméras, dans une contrée lointaine que l'on peine à pointer sur la carte. Du 10 au 15 juin, un nettoyage ethnique d'une violence inouïe et d'une ampleur singulière a eu lieu dans le sud du Kirghizistan, pays de l'Asie centrale ex-soviétique jouxtant la Chine. Pendant cinq jours, appuyées par des hommes en uniforme et des blindés, des hordes de jeunes Kirghiz armés ont attaqué la minorité ouzbèke dans deux villes du sud du pays, Och et Djelalabad.



Ils ont tiré à vue, en rafales, à la sortie des mosquées, dans les lieux publics : selon une estimation officielle, ils ont tué 2 000 Kirghiz d'origine ouzbèke. Des centaines d'autres ont été blessés, tabassés, humiliés. Transportés par camions depuis des villages reculés, les jeunes Kirghiz ont saccagé et pillé les quartiers ouzbeks, avant d'y mettre le feu. L'envoyée spéciale du Monde, Marie Jégo, a vu des centaines de maisons réduites à l'état de ruines fumantes. Quelque 400 000 personnes ont été poussées à fuir vers l'Ouzbékistan voisin ou sa frontière - sur une population totale de 5,2 millions d'habitants.

C'est un crime immense qui a été perpétré, sans soulever grande émotion : pas de mobilisation spéciale de l'ONU, pas d'attention médiatique particulière. Le Kirghizistan, c'est loin - le genre de pays pour couverture de belles revues de voyage en papier glacé. Il n'a pas de sous-sol riche en hydrocarbures comme certains de ses voisins. Il n'intéresse la Russie et les Etats-Unis que parce qu'ils y disposent, l'un et l'autre, d'une base militaire. Mais ces bases n'ont pas été inquiétées, alors...

La razzia mortelle a eu lieu à huis clos : ni l'armée, ni la police - réservées à l'ethnie kirghize -, ni les autorités locales n'ont réagi. Son caractère organisé ne fait aucun doute. Selon une version donnée par le gouvernement, les pogroms ont été planifiés par les partisans du président déchu Kourmanbek Bakiev. Chassé du pouvoir en avril, ce satrape a conservé une grande capacité de nuisance dans le sud du pays. Grâce à la fortune qu'il a détournée pendant ses années au pouvoir (2005-2010), grâce aux hommes forts d'un réseau mafieux resté intact, il peut, depuis son exil de Biélorussie, déstabiliser le sud du Kirghizistan, multiethnique et volatil.

Il n'est pas difficile de monter Kirghiz et Ouzbeks les uns contre les autres. Les deux peuples ont beau être tous les deux musulmans turcophones, ils se sont mis à se haïr depuis que M. Bakiev a lancé l'idée de la "prédominance" du peuple kirghiz. Idée criminelle dans ce pays pauvre où les Ouzbeks - 40 % de la population du Sud, 14 % en moyenne nationale - passent pour être les "riches" de la région, une sorte de cinquième colonne de l'Ouzbékistan, le pays le plus peuplé d'Asie centrale.

Le calme est revenu. Grâce notamment à Acted et à la Croix Rouge, l'aide humanitaire afflue. Mais la haine ethnique est plus forte que jamais. Le gouvernement ne contrôle pas le Sud. Les Kirghiz n'éprouvent aucun remords. Le drame ne fait que commencer.

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